- DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL - Économie
- DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET SOCIAL - ÉconomieLe terme de développement n’est usité dans son acception économique que depuis les années cinquante. Mais l’idée est plus ancienne. Elle constitue le thème central du livre d’Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), qui marque les débuts de l’économie politique moderne. La révolution industrielle qui s’étend à cette époque en Angleterre pose deux questions: celle d’une césure majeure dans le rythme de développement du monde occidental et celle des conséquences qu’elle a produites sur l’évolution économique et sociale du reste de l’humanité. Jusqu’au XVIIIe siècle, en effet, il n’existait pas de grande différence de niveau de vie entre les divers continents. La révolution industrielle va créer des écarts considérables en la matière. Le développement économique est devenu ainsi un défi pour la partie de l’humanité qu’Alfred Sauvy qualifia, en 1952, de Tiers Monde. Plus d’un milliard d’êtres humains, soit le cinquième de la population mondiale, ne disposent pas d’un dollar par jour pour vivre, chiffre qui correspond au niveau de vie de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis à l’aube de la révolution industrielle.Développement et sous-développement sont donc deux notions complémentaires qui doivent être définies conjointement. La première décrit un processus historique, qui permet de sortir de l’état de sous-développement. La seconde est souvent mal interprétée. Elle n’est pas réductible à un retard par rapport à la situation des pays industrialisés. Le sous-développement est une situation où les besoins économiques fondamentaux de l’homme (alimentation, santé, éducation) ne sont pas satisfaits. A contrario, on peut affirmer, comme François Perroux, que le développement revient à «nourrir les hommes, soigner les hommes, instruire les hommes».De façon plus savante, on considère aujourd’hui que le développement est le processus par lequel un pays devient capable d’accroître sa richesse de façon durable et autonome, et de la répartir équitablement entre les individus. La notion de développement relève de la dynamique économique. Étudiée par les auteurs classiques anglais (Adam Smith, David Ricardo, Robert Malthus), puis par Karl Marx, elle connut un renouveau dans l’œuvre de Joseph Schumpeter, qui publia en 1912 une Théorie du développement économique . Elle a été progressivement distinguée des notions voisines telles que la croissance économique. Par contraste avec celle-ci, le développement s’accompagne nécessairement d’un changement des techniques de production et d’une transformation des structures politiques, sociales et institutionnelles. C’est un processus qualitatif qui crée plus d’interdépendance entre les secteurs économiques et les catégories sociales.1. Le développement, définition et finalitéJusqu’à la fin des années cinquante, les auteurs ont eu tendance à assimiler accroissement du revenu par tête et développement. Significatif à cet égard est l’intitulé des ouvrages de l’époque. Il fait référence à la seule croissance économique, comme le livre de Lewis, Theory of Economic Growth (1955) ou celui de Rostow, The Stages of Economic Growth (1958). Selon cette approche, les économies sous-développées ne se distinguent des économies développées que par leur incapacité à produire un revenu suffisant. Pour passer au stade supérieur, elles devraient imiter les pays occidentaux et connaître des étapes prédéterminées, en particulier le stade du décollage où le taux d’investissement (part de l’investissement brut dans le revenu national) devrait être supérieur à un certain pourcentage.L’assimilation du développement à la croissance économique s’est heurtée à deux types de critiques. Les premières ont mis l’accent sur l’insuffisance du revenu par tête en tant qu’indicateur de développement. L’indicateur ne prend pas en compte de façon satisfaisante l’autoconsommation des producteurs et la richesse créée par le secteur informel. Il ignore les disparités de revenus qui sont souvent très importantes dans les pays sous-développés. Enfin, il est d’un emploi difficile dans les comparaisons internationales du fait de sa sensibilité au cours des changes. Les secondes critiques, plus fondamentales, sont d’ordre logique. Le développement implique des changements structurels qui concernent autant les conditions de la production des revenus que les revenus eux-mêmes. C’est un mouvement qui s’inscrit dans l’espace et la durée, concerne l’ensemble de la société et non le seul secteur de la production manufacturière. Il n’y a pas de développement si l’agriculture et la campagne sont sacrifiées, s’il n’y a pas de transformation du secteur des services. Comme l’a montré pour la première fois la Grande-Bretagne, au XVIIIe siècle, un pays ne connaît un processus de développement qu’à la condition de constituer un marché et un système financier cohérents. De même, il n’y a pas de progrès économique à long terme si les institutions politiques et sociales n’accompagnent pas le mouvement. Le développement est irréversible, dans le sens où un retour en arrière est impossible, sauf destruction du capital physique et humain du pays considéré. Le concept de développement s’oppose ainsi à l’idée d’état stationnaire, qui caractérise une situation où l’accumulation de la richesse sociale est nulle sur une longue période.L’irréversibilité du développement conduit à une interrogation sur sa finalité. Quel est l’objectif du développement? Il est d’abord économique. Le développement vise à l’accroissement de la richesse sociale. Mais, dans la mesure où toute accumulation durable de capital productif (bâtiment, équipements, par exemple) suppose la mise en jeu de ressources humaines adéquates, le développement exige une meilleure prise en compte des besoins fondamentaux. Le sous-développement implique au contraire une destruction de capacités humaines. Il porte atteinte à l’intégrité physique et morale de l’homme. Le développement apparaît alors comme une impérieuse nécessité. «Il concerne tout l’homme et tous les hommes» (Paul VI, Populorum progressio , 1967).Est-il possible d’associer le développement aux progrès de la rationalité instrumentale et de la liberté? La question est ouverte, mais on peut faire ici plusieurs observations. Il ne peut y avoir développement économique sans diffusion des progrès scientifiques et des techniques modernes de production. Cette diffusion est une des principales difficultés que doivent surmonter aujourd’hui les pays sous-développés. Elle a nécessairement pour conséquence un progrès de la rationalité instrumentale, qui n’implique pas en lui-même un progrès de la liberté. L’histoire économique et sociale a montré que le développement pouvait s’accompagner d’une forme d’asservissement au capital technique. Pensons aux conditions de travail qui ont prévalu et prévalent encore en l’absence d’une législation sociale effective. Mais les analyses les plus récentes des processus de développement sont moins pessimistes à cet égard. Elles infirment l’idée selon laquelle une génération devrait être nécessairement sacrifiée pour le financement des investissements de base. La révolution industrielle de l’Allemagne, dans la seconde moitié du XIXe siècle, ne s’est pas faite dans les conditions de travail inhumaines que connaissait la classe ouvrière anglaise un siècle auparavant. Il semble qu’il n’y ait pas de fatalité en la matière. Tout au contraire, le développement économique trouve rapidement ses limites s’il néglige les ressources humaines.Pour conclure sur ce point, il est nécessaire de relier la question du développement à celle de la justice. Existe-t-il une relation entre l’accroissement durable de la richesse sociale et la répartition équitable de cette richesse? Le développement suppose un cadre institutionnel et politique qui lui soit favorable, en particulier la définition des droits de propriété et le respect des obligations contractuelles. En cela, il est lié à des progrès dans l’équité des échanges. Il n’implique pas, en tant que tel, des progrès dans la justice distributive. L’observation des faits montre cependant une plus grande inégalité de revenus entre pays sous-développés qu’entre pays développés. En outre, on peut constater sur les vingt dernières années que les résultats (en termes de développement) des pays d’Amérique latine, où existe une forte concentration des revenus et du patrimoine, sont moins satisfaisants que ceux des pays d’Asie, où cette concentration est plus faible.2. Le développement de l’Occident, ses composantes et ses conséquencesLes premières études sur le développement économique datent de la révolution industrielle. Celle-ci constitue une rupture majeure dans l’histoire économique de l’humanité. Le niveau de vie moyen, qui avait doublé en Europe entre la période néolithique et le XVIIe siècle, a été multiplié par quinze entre 1700 et 1990. Cette évolution correspond à des taux de croissance moyens respectifs de 0,01 et 1 p. 100. Pour comprendre l’accélération du changement, il suffit de rapprocher quelques chiffres aux dates de 1990, 1700 et 1300, cette dernière marquant l’apogée économique du Moyen Âge (tabl. 1).La comparaison des évolutions entre le XIIIe et le XVIIe siècle, puis entre le XVIIe et la fin du XXe, prouve la rupture introduite par la révolution industrielle. Césure dans le niveau de revenu par tête, qui se traduit par une espérance moyenne de vie plus que doublée en trois siècles. Mais, également, bouleversements dans les structures sociales, qu’illustrent deux indicateurs: le pourcentage d’agriculteurs dans la population active et le taux d’urbanisation. Vers 1700, trois actifs sur quatre travaillaient dans l’agriculture en Europe, aujourd’hui moins d’un sur dix. Parallèlement, un peu plus de 10 p. 100 de la population vivait dans les villes, alors que le pourcentage approche actuellement 70.Un processus structurelCes quelques données indiquent les bouleversements introduits par la révolution industrielle, et on comprend mieux, à leur lecture, en quoi le développement est un processus structurel. L’analyse des facteurs du développement des pays européens a été l’objet de controverses au sein des spécialistes des sciences sociales. Il semble qu’aujourd’hui un consensus se soit établi sur les principaux caractères de ce processus historique commencé en Angleterre. Il est utile de les énoncer, car leur méconnaissance peut provoquer une méprise quant aux conditions d’une stratégie de développement.La première composante de la révolution industrielle a été une révolution agricole. L’Angleterre du XVIIIe siècle a su mettre au point une rotation des cultures, la sélection des semences et du bétail, et la complémentarité de l’élevage et des cultures céréalières. Ces progrès techniques se sont accompagnés d’une amélioration de l’outillage. Ils ont été réalisés dans le cadre d’une structure foncière de grandes exploitations aptes à dégager des surplus. La révolution agricole a favorisé la révolution industrielle proprement dite, en procurant une alimentation, une main-d’œuvre, des débouchés et un financement. Une partie des rentes dégagées dans le secteur agricole a alimenté le capital nécessaire à l’industrie, en particulier dans le secteur textile. Grâce aux transformations de l’agriculture, les pays européens ont pu surmonter la barrière alimentaire qui avait entravé leur développement dans les siècles précédents.La deuxième composante de la révolution industrielle est une grappe d’innovations qui fut le fait d’artisans et non d’ingénieurs. Parmi ces innovations, il faut citer la mécanisation de la filature, le remplacement du charbon de bois par la houille dans la production de fonte et la machine à vapeur. Il faut noter à ce propos que le niveau des techniques utilisées n’exigeait pas de formation spécifique, d’où leur diffusion rapide à partir de l’Angleterre dans le reste de l’Europe. L’exigence de qualification de la main-d’œuvre n’apparaît que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les États mettent alors en place un système de scolarité obligatoire.La troisième composante de cette révolution industrielle est une profonde évolution du secteur des transports. Certains historiens ont pu affirmer que l’Angleterre connut à cette époque une révolution des canaux puis du rail, tant les deux moyens de communication ont joué un rôle important dans la constitution du marché national.Enfin, il ne faut pas sous-estimer le rôle du secteur financier. En Angleterre, en France, en Allemagne, le secteur bancaire a su accompagner les mutations de l’économie réelle en créant une banque centrale, prêteur en dernier ressort qui émet la monnaie fiduciaire, en définissant les moyens de la politique monétaire et en développant l’usage du papier commercial et du crédit.La révolution agricole a donc permis la révolution industrielle. Elle a permis également la révolution démographique en Europe. En deux siècles (1700-1900), la population du continent (moins la Russie) est passée d’environ 100 millions à 285 millions d’habitants, alors que les historiens l’estiment, pour l’an 1300, à 75 millions d’habitants. L’accroissement est le résultat d’une baisse du taux de mortalité dû, dans un premier temps, à l’amélioration des conditions de vie. Les progrès médicaux n’interviennent dans cette chute de la mortalité qu’au cours du XIXe siècle. La révolution démographique a alimenté à son tour la révolution industrielle en accroissant la quantité de main-d’œuvre. Le travail des enfants et des femmes joue ici un rôle essentiel, faisant payer à ces composantes de la population active un lourd tribut jusqu’à l’application des premières lois sociales, au milieu du XIXe siècle.À partir du début du XIXe siècle, la production industrielle connaît des phases d’expansion et de dépression que certains auteurs interprètent comme les prémices d’un arrêt du développement économique, soit en raison de la baisse des rendements agricoles comme dans les travaux de Ricardo, soit à cause du manque de débouchés que Malthus fut le premier à concevoir. Si la tendance cyclique des économies industrielles s’est confirmée depuis 1850, les prévisions pessimistes sur l’arrêt du développement économique en Europe ont, à ce jour, toujours été démenties. À la suite de l’Angleterre, la France, la Belgique, la Suisse et les États-Unis vont connaître un processus de développement dès le début du XIXe siècle. Autour des années 1830-1880, c’est le cas de l’Allemagne et de l’Europe centrale. À la fin du siècle, la révolution industrielle s’étend au reste de l’Europe, en particulier à la Russie. Ce pays n’est pas une puissance industrielle négligeable à la veille de la Première Guerre mondiale, bien que son développement soit entravé par l’insuffisante productivité de son agriculture. Le dernier pays à prendre le train du développement au XIXe siècle est le Japon, grâce à une forte intervention de l’État.La diffusion rapide de la révolution industrielle a été favorisée par plusieurs facteurs qui n’existent plus aujourd’hui. La simplicité technique permettait la conception d’un outil industriel par l’imitation des machines existantes. Autre facteur déterminant, l’importance des coûts de transport et des tarifs douaniers a favorisé la rentabilité des industries dans l’enfance. Enfin, il faut citer le système international d’étalon-or, qui évitait une concurrence sauvage des monnaies et permettait l’établissement de prix internationaux équitables.S’il n’a jamais été remis en cause malgré les crises économiques, le processus de développement commencé au XVIIIe siècle a connu cependant de profondes mutations. La première a eu lieu à la fin du XIXe siècle et se caractérise par l’émergence des industries chimiques et électriques. La seconde mutation, qui intervient entre les deux guerres mondiales, est marquée par la domination de l’économie américaine tant du point de vue des techniques de production que du point de vue du mode de consommation. La dernière en date, qui a débuté dans les années soixante-dix, provoque une nouvelle transformation des techniques de production et de distribution, associée à la prépondérance du secteur tertiaire. Comme toutes les crises qui l’ont précédée, elle a pour résultat un chômage structurel important: 10 millions de chômeurs en Amérique du Nord, en 1992, 17 millions en Europe et un total de 30 millions pour le monde développé, soit le chiffre le plus élevé depuis les années trente. Le chômage structurel s’accompagne d’une baisse de la part relative de l’emploi industriel. On assiste à une augmentation du nombre des cadres et des employés au détriment de celui des ouvriers. La croissance des années cinquante à quatre-vingt-dix à eu également pour résultat une diminution des écarts de développement entre les pays à revenu élevé, c’est-à-dire, selon la définition de la Banque mondiale pour 1990, les pays qui ont un produit national brut par habitant supérieur à 7 620 dollars. Ainsi l’Irlande, premier pays qui accède à la catégorie, a-t-elle un P.N.B. par habitant 3,4 fois inférieur à celui de la Suisse, pays le plus riche, mais 95 fois supérieur à celui des plus pauvres de la planète: Mozambique, Tanzanie et Somalie. Ce dernier chiffre pose le problème de l’écart qui s’accroît entre le monde développé et certains pays du Tiers Monde. Avant de l’aborder, il est utile de s’attarder sur les principales conséquences du développement économique de l’Occident sur les rapports Nord-Sud, c’est-à-dire sur la colonisation.Développement et colonisationQuelle est, jusqu’à la révolution industrielle, la situation des divers continents du point de vue du développement économique? L’Europe connaît une civilisation ouverte sur l’extérieur, avec un éventail de techniques mises au point à la fin du Moyen Âge comme la métallurgie, les armes à feu ou l’imprimerie, la verrerie ou la navigation. Elle possède des sources d’énergie importantes compte tenu de son niveau de développement. Coupée de l’Asie par l’Empire ottoman, elle a cherché à ouvrir des routes commerciales vers l’ouest, en contournant l’Afrique ou en direction de l’Amérique. Elle a ainsi conquis des territoires importants en Amérique du Nord et du Sud. L’Afrique est coupée en deux, du point de vue de son développement, par le Sahara. Le Nord est sous la domination de l’Empire ottoman. Son niveau technique et économique est équivalent à celui de l’Europe. Au sud, l’Afrique noire fait cohabiter des civilisations primitives avec des sociétés au niveau technique plus avancé, proche de celui du Moyen Âge européen. Elle est déjà soumise à la saignée qui résulte du trafic d’esclaves en direction de l’Amérique et du Moyen-Orient (globalement 25 millions de personnes). Le Moyen-Orient est dominé par l’Empire turc. Il est aussi puissant militairement que l’Europe, et connaît un développement économique et technique comparable. L’Asie est un continent quatre fois plus peuplé que l’Europe, où prédomine, en moyenne, une civilisation plus avancée techniquement et économiquement que dans le reste du monde. A. Pacey, dans Technology in World Civilization. A Thousand Year History (1990), écrit que, «en 1100, la Chine était sans doute la région la plus avancée dans le monde du point de vue de la technologie et particulièrement en ce qui concerne l’utilisation du coke (dans la fusion du fer), les canaux et l’équipement agricole. La mise au point des ponts et des machines textiles se développe également rapidement. Dans la Chine du XIe siècle, il y avait dans tous ces domaines une utilisation de techniques qui ne furent égalées en Europe qu’après 1700». L’Amérique, enfin, est déjà colonisée dans le Centre et le Sud. Cette colonisation a conduit à la fin des civilisations avancées, mais qui ne possédaient ni métallurgie du fer, ni armes à feu, ni cavalerie. Elle a eu pour conséquence l’effondrement de la population indienne, décimée par les massacres et les épidémies. L’Amérique du Nord n’est conquise que sur ses franges est et ouest. Sa population est peu nombreuse (de 1 à 2 millions d’habitants). Au total, si l’on met à part le cas de l’Afrique subsaharienne, les continents, à la fin du XVIIe siècle, ne présentent pas en moyenne de grandes différences du point de vue du développement économique.Deux siècles plus tard, la situation a radicalement changé. L’Europe et les pays à peuplement européen, auxquels il faut ajouter le Japon, ont pris le train du développement. Les autres pays sont le plus souvent colonisés ou marginalisés. La conquête de l’Inde par les Anglais, dans la seconde moitié du XIXe siècle, et la conférence de Berlin (1885), qui définit le partage de l’Afrique noire entre les puissances européennes, sont deux temps importants d’un processus de colonisation qui va créer un fossé considérable entre les pays conquis et les conquérants.De ce point de vue, la révolution industrielle contribue à creuser l’écart de trois façons. En premier lieu, la supériorité économique et militaire de l’Europe rend vaine toute résistance, ainsi que le prouve la mise au pas d’une puissance comme la Chine, au milieu du XIXe siècle. En deuxième lieu, la révolution industrielle va donner à la Grande-Bretagne et à la France les moyens d’exporter leurs produits manufacturés au moindre coût et d’annihiler le secteur secondaire des pays colonisés. L’exemple classique est celui de l’Inde qui, d’exportateur net, devient importateur net de produits textiles pour 0,8 million de yards dès 1814 et 2 050 millions en 1890. Le secteur manufacturier des pays colonisés va ainsi cumuler trois handicaps insurmontables: une productivité plus faible du travail; la baisse des frais de transport liée aux progrès des chemins de fer et de la navigation à vapeur; l’absence de droits de douane, imposée par les pays colonisateurs. Le processus sera le même dans l’Empire ottoman et en Amérique latine, où la production locale cédera la place aux produits britanniques. Un troisième élément contribue au sous-développement des pays colonisés: la spécialisation de leur secteur primaire dans les cultures d’exportation et les mines. Les cultures d’exportation (café, cacao, canne à sucre, caoutchouc) vont contribuer à la désaffection pour les cultures vivrières et empêcher une révolution agricole semblable à celle qui a caractérisé l’Europe aux XVIIIe et XIXe siècles. Elles vont permettre, comme les mines, l’exportation des profits et, de ce fait, n’exerceront pas d’effet d’entraînement sur la croissance des autres activités économiques locales.Du point de vue du développement économique, le bilan de la colonisation est donc négatif. La conclusion est renforcée par deux observations: le peu d’intérêt que vont porter les puissances colonisatrices à la formation de la main-d’œuvre autochtone et l’impact des mesures sanitaires, en principe positives, prises par les administrations coloniales. Ces mesures vont susciter une révolution démographique, source d’un grave déséquilibre dans les pays dominés.L’impact de la colonisation sur le développement des métropoles est, quant à lui, un sujet discuté. Les auteurs marxistes (Lénine, Rosa Luxemburg) ont vu dans ce processus un facteur clé de l’expansion des pays occidentaux. L’affirmation est remise en cause par l’observation historique. La colonisation est un phénomène postérieur aux révolutions industrielles anglaise et française. Un second argument fait douter de l’apport de la colonisation au développement. Il s’agit de l’observation des taux de croissance au cours du XIXe siècle. Ces derniers sont, en moyenne, plus faibles dans les pays coloniaux (France, Angleterre, Pays-Bas, Espagne, Portugal) que dans les autres pays occidentaux: Allemagne, États-Unis, Suède, Suisse. La remarque est également vraie pour le XXe siècle jusqu’en 1950. Une telle différence conduit à une interrogation sur l’apport macroéconomique des politiques coloniales aux métropoles. En termes de développement, ces politiques ont plus nui aux pays colonisés qu’elles n’ont apporté aux pays colonisateurs.3. Développement et sous-développement des Tiers MondesNous l’avons signalé, le terme de développement est récent. Son emploi résulte des travaux des Nations unies sur le sous-développement. Cette organisation a renoncé à l’expression de pays sous-développés pour adopter celle de pays en voie de développement (developing countries ). En réalité, le sous-développement recouvre une situation contrastée au point qu’il faut parler non plus du Tiers Monde, mais des Tiers Mondes.Pour les Nations unies, il s’agit de l’Afrique, moins l’Afrique du Sud, de l’Amérique, à l’exception des États-Unis et du Canada, de l’Océanie, moins l’Australie et la Nouvelle-Zélande, de l’Asie, à l’exception du Japon, et du Moyen-Orient, sauf Israël. Les seuls pays d’Europe qui appartiennent aux pays «en voie de développement» sont, d’après cette classification, les composantes de l’ancienne Yougoslavie et la Turquie. La catégorie définie par les Nations unies est trop disparate pour permettre l’analyse.De manière plus précise, la Banque mondiale distingue les pays à faible revenu (dont le P.N.B. par habitant est inférieur à 610 dollars en 1990) des pays à revenu intermédiaire (dont le P.N.B. par habitant est compris entre 610 et 7 619 dollars). Le premier groupe comprend tous les pays d’Afrique noire, sauf l’Angola, le Sénégal, la Côte-d’Ivoire, le Gabon, le Congo et le Cameroun. Il comprend également les grands pays d’Asie, à l’exception notamment du Japon, de la Malaisie, de la Thaïlande et de la Corée du Sud. Parmi les pays d’Amérique latine figurent le Honduras et Haïti. Ce groupe ne comprend aucun pays d’Europe ni du Moyen-Orient. Au total, il englobe quarante-trois pays et plus de 3 milliards d’habitants. La catégorie des pays à revenu intermédiaire comprend le Maghreb, les autres pays d’Afrique noire, le Moyen-Orient, sauf les émirats pétroliers, le reste de l’Asie et la presque totalité de l’Amérique latine, l’Europe centrale et orientale, le Portugal et la Grèce. Elle représente plus de 1 milliard d’habitants. Les pays les moins riches de cette catégorie ont un revenu en moyenne cinq fois supérieur à celui des pays du premier groupe.On a donc assisté, au cours des vingt dernières années, à l’éclatement de l’entité constituée par le Tiers Monde. S’il existe bien grossièrement une fracture économique entre le Nord et le Sud, entre les zones tempérées et les autres régions, le groupe des pays sous-développés est devenu composite avec, en moyenne, un recul économique de l’Afrique, une stagnation en Amérique latine et une progression en Asie, même si l’on fait exception des quatre «dragons» (Singapour, Hong Kong, Taïwan, Corée du Sud) dont la situation, à bien des égards, est particulière. Avant d’esquisser un bilan du développement dans le Tiers Monde, il faut s’interroger sur les raisons qui ont empêché ces pays d’amorcer leur révolution industrielle dans la première moitié de ce siècle.Révolutions manquéesUn point frappe en effet l’observateur. Les derniers grands pays à être entrés dans le train du développement sont le Japon et la Russie, avant la Première Guerre mondiale. Pourquoi l’Argentine et le Brésil, d’une part, l’Inde et la Chine, d’autre part, n’ont-ils pas suivi le mouvement? Nous avons noté l’obstacle de la colonisation. Il faut y ajouter des difficultés que n’ont pas connues, en leur temps, les pays européens.En premier lieu, il convient de citer le facteur climatique. La carte des pays riches se superpose à celle des régions tempérées. Les techniques agricoles mises au point en Angleterre au XVIIIe siècle n’étaient pas transposables sous d’autres climats. Ce handicap est renforcé par la densité du peuplement. Pour les pays d’Asie, la densité de la population dans les campagnes était très supérieure, au début du siècle, à celle qui prévalait dans les campagnes européennes au moment de la révolution industrielle: environ 3 habitants à l’hectare dans les premiers, contre 1,5 en Angleterre. Or, l’un des facteurs de la révolution agricole a été l’application sur des terres peu peuplées d’innovations mises au point en Hollande. La rentabilité de ces innovations était liée à la taille des exploitations. L’argument de la différence des densités de peuplement doit certes être nuancé par la différence des cultures: riz d’un côté, blé, avoine, orge, seigle de l’autre. Mais la différence entre les cultures renforce la difficulté d’une diffusion du progrès technique agricole. L’avènement de la révolution verte, dans les années soixante, a prouvé a contrario la nécessité de recherches entièrement nouvelles adaptées aux conditions géographiques et sociales de l’Asie.Un deuxième obstacle au développement, à partir du début du XXe siècle, tient au contraste technologique et éducatif. Alors que la révolution industrielle a été marquée par des innovations empiriques et réalisée par une main-d’œuvre sans qualification, les contraintes sont différentes à partir des années 1900. La mise au point d’un outil industriel exige une formation préalable des individus et, par conséquent, un investissement éducatif beaucoup plus important. L’Allemagne avait montré l’exemple en mettant sur pied un système d’enseignement technique dès la seconde moitié du XIXe siècle. Mais un tel investissement était hors de portée de pays colonisés dont les ressources restaient soit insuffisantes, soit exportées vers les métropoles.Un obstacle supplémentaire, déjà mentionné, a barré la route du développement aux grands pays à partir du début du XXe siècle: la faiblesse des coûts de transport et des protections douanières, qui donne une véritable prime à l’exportation de produits de base et à l’importation de produits manufacturés. À cet égard, le Japon est l’exception qui confirme la règle. Son isolement géographique et son indépendance politique lui ont permis, malgré la faiblesse de sa protection douanière, de rester à l’abri des entrées de produits manufacturés, ce qui ne fut pas le cas de la Chine et de l’Inde.Un dernier élément va renforcer le retard du développement de certaines colonies. Il s’agit de la crise de 1929, qui provoque la dépression économique dans les métropoles et réduit subitement les débouchés des cultures d’exportation et des matières premières extraites dans les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.La fin de la Seconde Guerre mondiale est marquée par un grand optimisme sur la capacité des régions du Sud à amorcer un processus de développement. Les experts de la Société des Nations écrivent en 1943: «Il se peut que, après la guerre, étant donné l’expansion des industries mécaniques et la simplification des procédés de fabrication, le développement industriel des régions retardataires soit si rapide qu’il rende extrêmement difficile et pénible l’adaptation des autres pays à de nouvelles conditions de concurrence.» Le développement devient un enjeu politique entre les pays socialistes et les pays occidentaux. Sous l’impulsion des États-Unis sont mis en œuvre des programmes qui apportent une aide financière pour le financement du capital dans les pays sous-développés. Dans la logique des modèles de croissance, qui dominent alors la théorie économique en Occident, l’accent est mis sur le rôle de l’investissement. Le problème essentiel du développement est conçu comme celui d’une «accumulation primitive», qui permettrait d’atteindre un niveau de production comparable à celui des pays occidentaux les moins développés et susciterait les débouchés nécessaires à la révolution industrielle. Les pionniers de ce courant de pensée sont P. Rosenstein-Rodan, R. Nurkse, W. Rostow et A. Lewis.Un autre courant, animé par R. Prebisch, F. Perroux, G. Myrdal et A. O. Hirschman, met au contraire l’accent sur la spécificité des problèmes de développement qui se posent dans les régions du Sud. Celles-ci sont marquées par le dualisme d’un secteur traditionnel et d’un secteur moderne tourné vers l’extérieur, et par la dépendance. R. Prebisch note, en particulier, la détérioration des termes de l’échange (rapport du prix des exportations au prix des importations) qui frappe les pays du Tiers Monde de 1952 à 1962 et met en doute l’efficacité d’une aide financière des pays riches dans un tel contexte. Apparaît alors le slogan trade but not aid , qui vise à convaincre les pays donateurs d’ouvrir leurs marchés et de stabiliser les prix des matières premières. En 1962 fut décidée la création du premier organisme intégré aux Nations unies et dont la finalité est le développement du Tiers Monde par l’amélioration des rapports économiques internationaux: la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (C.N.U.C.E.D.). Son action est complétée, à partir de 1965, par celle du Programme des Nations unies pour le développement (P.N.U.D.).La possibilité d’un véritable décollage économique dans le cadre du libre-échange et de la domination des sociétés occidentales fut remise en cause par le courant tiers-mondiste. Celui-ci allait énoncer la thèse d’une exploitation des pays pauvres par le commerce international (A. Emmanuel, L’Échange inégal ) et attribuer le sous-développement des pays colonisés à la dépendance. Ses auteurs principaux (S. Amin, G. Frank) préconisent la rupture avec le marché mondial et avec le capitalisme. Leurs idées trouvent un écho au cours des années soixante dans les pays qui viennent d’accéder à l’indépendance politique. Un certain nombre d’entre eux cherchent à mettre en œuvre un développement autocentré sur le mode soviétique, c’est-à-dire fondé sur la rupture des relations économiques avec l’Occident et l’alliance avec les pays socialistes. Les plus radicaux cherchent une confrontation avec les pays riches. L’accord de Téhéran (février 1971) sur l’augmentation du prix du pétrole brut, les coups de force de l’O.P.E.P. sont pour eux des exemples qui devraient être étendus à l’ensemble des marchés de matières premières.La réalité infirmera cruellement leurs prévisions, puisque le quadruplement du prix du pétrole entre 1973 et 1980 va aggraver les difficultés des pays sous-développés non exportateurs de pétrole et accentuer l’éclatement du Tiers Monde. Au même moment, l’économie du développement voit la renaissance d’un courant libéral. Celui-ci critique les théories de la domination. Ses principaux auteurs (B. Balassa, P. Bauer, I. Little) considèrent que le sous-développement a des causes purement internes. En accord avec leurs idées, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international suscitent, dans les années quatre-vingt, la mise en œuvre de programmes de privatisation, de libéralisation et d’ouverture des pays sous-développés au marché mondial. La brève histoire des théories du développement ne peut être séparée des résultats des politiques de développement. Après l’examen des échecs et des réussites, il sera possible de dégager les points d’accord des spécialistes en la matière et d’envisager le défi que l’humanité doit relever à la fin de ce XXe siècle.Un bilan disparateFaire un bilan du développement dans le Tiers Monde depuis la fin des années trente n’est pas aisé, car les données ne sont pas toujours adéquates au concept. Elles concernent plus le revenu courant que l’accumulation réelle de capital technique et humain. Le choix présenté ici porte sur quelques variables clés de la démographie, de l’industrie, de l’agriculture et de la macroéconomie (tabl. 2). Les données sont calculées en fonction des trois zones de pays déjà retenues: pays à revenu faible, intermédiaire et élevé. Le premier groupe est décomposé en Chine et Inde d’une part, autres pays d’autre part, car la situation des régions africaines, qui constituent l’essentiel de ce dernier ensemble, est trop différente de celle des grands pays d’Asie.Considérons tout d’abord les ressources humaines. La population du Tiers Monde en 1990 est supérieure à 4 milliards d’habitants. Elle a doublé en trente ans alors que le même résultat avait été observé en un siècle (1800-1900) dans les pays occidentaux. La révolution démographique a donc été beaucoup plus rapide dans le Tiers Monde. Les taux d’accroissement annuel de la population s’y échelonnent de 1,5 à près de 3 p. 100. Plus faibles en Asie, ils atteignent des sommets en Afrique, où ils progressent encore pendant la dernière décennie, alors qu’ils sont stables en Amérique latine. Cette croissance de la population a pour origine une baisse de la mortalité, due elle-même aux progrès de la nutrition et de la santé, mais qui n’a pas été suivie par une baisse de la natalité, comme l’indiquent les indices de fécondité. Le nombre d’enfants par femme en âge de procréer n’a pas diminué de façon substantielle en Afrique et dans les pays musulmans, alors qu’il a beaucoup diminué dans les pays d’Asie et de tradition catholique.Des taux d’accroissement de la population supérieurs à 2 p. 100 posent un problème économique insurmontable quand on sait que le taux de croissance moyen du produit dans les pays occidentaux au moment de la révolution industrielle était de 1 p. 100. Ils provoquent des coûts en matière d’éducation et de santé qui ne peuvent être supportés par les pays les plus pauvres, et un surplus de main-d’œuvre qui ne peut être absorbé par l’industrie. Comme la Chine et l’Inde l’ont compris, la réduction de ces taux est une condition du développement. Les chiffres de population n’en rendent que plus remarquables les progrès enregistrés sur la période considérée dans l’espérance de vie ou l’éducation des enfants. L’espérance de vie approche le chiffre des pays développés dans les pays à revenu intermédiaire et la Chine. Le taux d’analphabétisme y a été réduit de moitié en quarante ans, et le pourcentage d’enfants faisant des études secondaires a approximativement doublé en vingt-cinq ans. Même si une certaine prudence s’impose quant aux chiffres, il y a là une réussite certaine.Le tableau est plus contrasté en ce qui concerne l’agriculture. La quasi-stagnation enregistrée dans les chiffres de production par habitant pour les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire masque une forte régression pour l’Afrique et le Moyen-Orient, une légère progression pour l’Amérique latine et une forte progression pour l’Asie. Celle-ci enregistre les résultats de la révolution verte et d’une politique économique plus favorable à l’agriculture. Dans l’ensemble, le Tiers Monde, qui était exportateur de produits agricoles jusqu’en 1980, est aujourd’hui importateur net, les ventes de produits tropicaux (bananes, agrumes, café, thé, cacao, etc.) ne compensant plus les importations de biens alimentaires comme les céréales, le lait ou la viande. Le déficit céréalier est particulièrement important pour l’Afrique noire et le Moyen-Orient, où il représente en 1990 respectivement 26 et 15 p. 100 de la production. Ainsi, les progrès de la nutrition sont conditionnés par les importations en provenance de l’Occident et par l’aide alimentaire. Un deuxième point est inquiétant dans l’agriculture du Tiers Monde. Il s’agit de la productivité agricole. Celle-ci a crû beaucoup moins vite dans les pays sous-développés que dans les pays développés. Elle a même stagné en Afrique. Il en résulte que le prix de revient des produits agricoles est devenu plus faible en Occident que dans le Tiers Monde, malgré les grandes différences de salaires. Enfin, il faut noter dans les vingt dernières années un recul des exportations de certains produits tropicaux (sucre, oléagineux, coton). Cette baisse des exportations pose de gros problèmes financiers aux pays comme Cuba, dont elles sont la principale ressource. Au total, si le bilan de l’activité agricole sur les années 1950-1990 est favorable en Asie, il est médiocre en Amérique latine, du fait de problèmes structurels, et mauvais en Afrique, qui cumule les inconvénients: difficultés liées à la géographie et au climat, faible productivité, instabilité politique toujours défavorable aux agriculteurs, rétrécissement des marchés des cultures d’exportation.En ce qui concerne la production industrielle, l’analyse doit distinguer également les régions et les périodes. Les progrès ont été plus rapides, dans les années soixante et au début des années soixante-dix, dans l’ensemble du Tiers Monde que dans les pays développés. Mais l’expansion industrielle s’est ralentie, dans les années quatre-vingt, en Afrique et en Amérique latine, du fait des déséquilibres monétaires et budgétaires internes et de la stagnation économique en Occident. Seule l’Asie a connu, au cours de la dernière décennie, une expansion industrielle marquée. Ce bilan positif, surtout pour la première période, doit être nuancé par trois observations. La première est relative à la concentration de l’industrie dans un petit nombre de pays. Les quatre dragons (Hong Kong, Corée du Sud, Taïwan et Singapour) fournissent, à eux seuls, plus de 20 p. 100 de la production manufacturière du Tiers Monde. La deuxième observation concerne la spécialisation dans les productions traditionnelles (comme le textile), où les pays sous-développés possèdent un avantage comparatif mais pour lesquelles les marchés connaissent une expansion plus faible que dans les secteurs à forte technologie. Il s’ensuit, troisième observation, une très forte dépendance des exportations du Tiers Monde par rapport à la production industrielle de l’O.C.D.E. Cette tendance ne pourrait être atténuée que par le développement de filières industrielles dans des produits à forte valeur ajoutée.Le tableau brossé ici de l’agriculture et de l’industrie ne serait pas satisfaisant sans la considération de l’évolution des termes de l’échange entre le Tiers Monde et le monde développé. Ils ont enregistré une baisse de 1952 à 1962. De 1963 à 1980, la situation s’est inversée pour de nouveau se dégrader à partir de 1981. La dégradation, qui n’est pas enrayée en 1990, est due à une chute du prix des matières premières et des produits tropicaux. Elle a de multiples causes comme la surproduction, la mauvaise conjoncture dans les pays à revenu élevé ou la mise au point de produits de substitution. Elle a rendu plus difficile le remboursement de la dette contractée dans les années soixante-dix. Celle-ci s’est démesurément gonflée sous l’effet conjugué des besoins de financement du Tiers Monde et de l’offre d’épargne du système bancaire occidental, trop optimiste quant aux perspectives offertes aux pays du Sud par l’augmentation des prix des matières premières. Les intérêts et les amortissements, qui ont diminué à la fin des années quatre-vingt en raison des rééchelonnements et des remises de dette, représentent aujourd’hui, pour les pays les plus pauvres, le quart de leurs recettes d’exportation. Pour les pays à revenu intermédiaire, le pourcentage est souvent plus élevé, comme en Côte-d’Ivoire et en Algérie, où il atteint respectivement 38,6 et 59,4 p. 100 en 1990. Une telle ponction sur les ressources en devises bloque le développement des régions concernées. L’endettement explosif des années soixante-dix a eu également pour conséquence une augmentation de l’inflation. L’entrée des devises n’a pas été accompagnée d’un accroissement suffisant du produit national et a constitué l’un des facteurs de l’hyperinflation enregistrée dans les pays à revenu intermédiaire.En conclusion, les régions du Tiers Monde présentent des résultats économiques très disparates. Pour l’ensemble de l’Asie, et à l’exception des régions ravagées par les conflits armés, les bases du développement construites dans les années cinquante et soixante ont résisté aux chocs conjoncturels des années soixante-dix et quatre-vingt. La plupart des pays d’Asie ont connu un véritable développement et, pour certains, un rattrapage de leur retard par rapport aux pays développés. Le bilan est plus contrasté en Amérique latine, où des pays comme le Mexique, le Chili ou la Bolivie semblent avoir surmonté les difficultés des années soixante-dix sans remettre en cause les fondements de leur expansion économique, alors que d’autres, comme le Pérou ou Haïti, paraissent sombrer dans une profonde crise politique et économique. Mais l’ensemble de l’Amérique latine est confronté à la juxtaposition de l’extrême pauvreté et de l’extrême richesse. Pour l’Afrique, le bilan des trente dernières années est dans l’ensemble négatif. Les espoirs nés de l’indépendance n’ont pas été confirmés, et les années quatre-vingt peuvent être considérées, de ce point de vue, comme une décennie perdue. Les perspectives sont d’autant plus sombres que le continent est confronté à l’épidémie de sida, qui a atteint la population d’Afrique noire dans sa force de travail et laisse démunis les enfants et les vieillards.4. Les perspectives du développementAu vu de ce bilan, quelles sont les voies du développement? Mais, d’abord, existe-t-il une issue autre que le développement? Au vu des dégâts causés à la nature par le processus de révolution industrielle et des bouleversements qu’il provoque dans les structures économiques et sociales, ne vaut-il pas mieux renoncer à l’accumulation de la richesse sociale? Formulée, au début des années soixante-dix par le Club de Rome, la question semble prendre en compte les préoccupations écologiques de la fin de ce siècle. Mais une bonne connaissance des réalités du Tiers Monde impose une réponse négative. La rupture d’équilibre introduite par l’explosion démographique dans les sociétés traditionnelles fait du développement économique une nécessité vitale pour les pays pauvres. D’abord pour sortir de la révolution démographique et en assumer les conséquences. Sans développement, l’inflation urbaine continuera, démunie des ressources financières qui permettraient de corriger ses conséquences négatives: chômage, hypertrophie de l’économie souterraine, qui peut représenter jusqu’à 50 p. 100 des activités, criminalité, pollution, bidonvilles. Au-delà de 500 000 habitants, les avantages économiques d’une plus grande taille des villes disparaissent. Or plus de la moitié de la population citadine vivra dans des villes de plus de 1 million d’habitants en l’an 2000. Mexico aura plus de 30 millions d’habitants, São Paulo, Bombay et Calcutta plus de 20 millions, etc. Sans développement, il ne sera pas possible de payer les dépenses de formation pour les jeunes, qui constituent plus d’un tiers de la population des pays pauvres. Sans développement, les pays du Tiers Monde n’arriveront pas à nourrir et à soigner la population, l’aide des pays occidentaux ne pouvant être sur ce sujet que secondaire.Quelles sont alors les voies du développement? Les spécialistes semblent d’accord sur cinq priorités. Première priorité: l’agriculture. Comme le montre l’exemple de l’Asie, la réussite de l’industrialisation dépend du niveau de vie des populations rurales. Le développement de l’agriculture vivrière est crucial, non seulement parce que celle-ci doit fournir l’alimentation et les revenus nécessaires à l’investissement, mais parce qu’il évite un surcroît de chômage et une trop grande dépendance par rapport aux pays développés.La deuxième priorité est le freinage démographique. Plus que des campagnes de sensibilisation, l’amélioration du niveau de vie et l’éducation des femmes sont les conditions d’un résultat dans ce domaine.La troisième priorité est l’investissement humain. Celui-ci se heurte au monopole des pays développés sur la technologie et sur la recherche fondamentale. Un tel monopole provoque l’exode des cerveaux du Tiers Monde. Mais l’exode n’est pas inévitable, comme le montre l’exemple de l’Inde, qui abrite aujourd’hui des centres de recherche avancés. Encore faut-il qu’il ne soit pas favorisé, du côté des pays riches, par une politique de «chasseur de têtes» et, du côté des pays pauvres, par des restrictions budgétaires ou des gaspillages qui interdisent tout investissement éducatif.La quatrième priorité est la réforme de l’État. Toute l’histoire du développement prouve l’exigence d’une stratégie cohérente mise en œuvre par un État ayant l’appui de la population. Ce fut le cas du Japon sous la révolution Meiji au XIXe siècle. Au XXe siècle, il faut citer l’exemple de la Corée du Sud, qui a certes bénéficié de l’aide américaine, mais a également su choisir un mode de développement adapté à ses ressources humaines et aux exigences de l’époque. Si l’histoire du développement a montré la supériorité de l’économie de marché sur la planification centralisée, elle a également révélé la nécessité d’une intervention de l’État qui doit créer non seulement le contexte institutionnel et juridique indispensable à l’économie de marché, mais aussi les instruments de politique budgétaire et monétaire favorables au développement. Comme le disait John Maynard Keynes dans La Fin du laissez-faire , «l’important, pour l’État, n’est pas de faire ce que les individus font déjà et de le faire un peu mieux ou un peu plus mal, mais de faire ce que personne d’autre ne fait pour le moment». De ce point de vue, la stabilité politique et la cohésion sociale sont deux conditions du développement dont l’absence explique pour partie les mauvais résultats de l’Afrique noire au cours des années quatre-vingt. A contrario, les perspectives de démocratisation ouvertes au début des années quatre-vingt-dix apportent une lueur d’espoir pour l’avenir.La dernière priorité est la rupture de l’isolement. Comme l’ont montré les pays asiatiques, le processus de développement ne peut se réaliser aujourd’hui à l’écart du marché mondial. Celui-ci apporte les innovations et les informations indispensables à la modernisation des techniques, et un marché d’appoint pour les produits manufacturés. Mais l’analyse montre qu’une stratégie de développement par la conquête des seuls marchés extérieurs ne peut s’étendre à l’ensemble du Tiers Monde, même si elle a réussi dans les petits pays. Tout d’abord, si la Chine, l’Inde et les grands pays obtenaient les mêmes résultats que les quatre dragons, ils accapareraient l’ensemble du marché des pays développés pour les biens de consommation courante. L’hypothèse est donc irréaliste. Une seconde difficulté liée à cette stratégie est le niveau d’éducation qu’elle requiert pour la main-d’œuvre. Il semble donc que la bonne stratégie industrielle soit celle qui s’appuie sur le marché intérieur en choisissant une voie moyenne en matière de technologie et d’ouverture des frontières. S’ils doivent garder le contact avec le marché mondial, les grands pays sous-développés ne peuvent éviter un certain protectionnisme, sauf à voir leurs consommateurs acheter massivement des produits importés, comme l’illustre l’exemple récent des pays de l’ex-bloc communiste. En d’autres termes, il ne paraît pas que le libre-échange soit une voie adaptée aux pays les plus peuplés du Tiers Monde, comme le prouvent les exemples historiques des États-Unis et du Japon.Il ressort de cette analyse qu’il n’existe pas de modèle en matière de développement valable pour toutes les régions, quels que soient leur taille et leur niveau de revenu. Les pays du Tiers Monde doivent nécessairement adapter les enseignements tirés des sciences sociales et des comparaisons internationales. Les échecs en la matière ont souvent pour origine l’inadaptation des politiques suivies aux réalités culturelles et humaines des régions considérées. On peut affirmer, de ce point de vue, que l’aide technique et financière des pays riches n’a pas été à la hauteur des enjeux. Elle a trop souvent favorisé l’imitation des modèles occidentaux plus que la mise en œuvre de recherches ou d’expériences, en agriculture notamment, correspondant aux besoins fondamentaux des pays pauvres. L’indépendance du Tiers Monde, conquise dans les textes, n’a pas encore forcément pénétré les esprits. Le développement ne peut résulter en fin de compte que du sens des responsabilités et de l’esprit d’initiative des élites dirigeantes du Tiers Monde. Même si la bonne volonté des pays développés se traduisait par une aide en rapport avec leur richesse réelle, ce qui aujourd’hui n’est pas le cas (tabl. 3), l’aide ne peut être que subordonnée aux efforts du Tiers Monde.Les pays du Tiers Monde reprochent à juste titre aux pays occidentaux les modalités d’un système monétaire international qui les pénalise par les variations erratiques de change et de taux d’intérêt. Mais la corruption, le gaspillage, l’absence de stratégie, les «effets de démonstration» (imitation effects ) qui font préférer la consommation à l’épargne sont autant de facteurs qui entravent le développement et qui sont de la responsabilité des pays considérés. À ce niveau, la question du développement n’est plus simplement économique. Elle devient politique et morale. Toute politique de développement suppose des choix privilégiant le devenir de la communauté au détriment de la satisfaction de certains intérêts particuliers.
Encyclopédie Universelle. 2012.